Pensez vous vraiment qu’une minorité aurait pu dominer toute la planète si longtemps sans recours à une doctrine de choc?

Publié le par hort

 

 

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« Le capitalisme du désastre’ ou les désastres sciemment provoqués par les tenants du néo-libéralisme »

28/05/08

 

Comment une politique conçue dans les locaux du Département d’Economie de l’Université de Chicago a-t-elle réussi à devenir dominante à travers le monde sous le nom de néolibéralisme ? En exploitant, voire en organisant, des événements choquants, désastreux ou traumatisants pour la population, affirme Naomi Klein. Tel est le propos de son dernier ouvrage "The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism ". Sa traduction française vient d'être publiée fin avril 2008 chez Actes Sud ("La stratégie du choc. La montée du capitalisme du désastre", 570 pages, 25€). S'appuyant sur une petite armée de collaborateurs au quatre coins du monde, Naomi Klein a écrit là un livre bourré de références fort utiles qui dresse un tableau assez saisissant du désastre en cours. Il dresse un constat mais n'offre pas de "solutions" et ne présente pas d'alternative au néo-libéralisme destructeur. A chacun de tirer ses conclusions. A la question, "Voyez-vous un lien entre le traumatisme du 11 septembre 2001 et la "nouvelle économie"?", elle répond: "La "nouvelle économie", que j'appelle le "capitalisme du désastre", a sans doute débuté avec le 11 Septembre. Je ne crois pas une seconde que le gouvernement américain ait planifié le 11 septembre" (Nouvel Obs du 22-05-08). Mais on sent bien qu'elle a un doute. Elle distingue donc les crises "provoquées" et les crises "exploitées". Sur ce point, son propos devient curieusement lacunaire...Pas un mot sur la Trilatérale, le CFR ou le groupe de Bilderberg dont on sait aujourd'hui qu'il a décidé de la crise artificielle du pétrole pour monter le prix du baril vers les 200€. Goldman Sachs n'est cité qu'une fois, incidemment! Bref, des étrangetés et des réticences qui s'expliquent sans doute par les origines de Naomi Klein et de la majorité de ses correspondants et collaborateurs.


On se souvient du film de Stanley Kubrick "Docteur Folamour". Le trouble Herr Doktor exploite un choc terrifiant, l’éclatement d’un conflit nucléaire entre les deux blocs, pour mettre en application sa conception de l’humanité. Ce que Naomi Klein appelle "la doctrine du choc" présente de troublantes similitudes. On utilise le traumatisme provoqué par certains événements (guerres, attentats, coups d’état, crises économiques, catastrophes naturelles) pour imposer des mesures économiques radicales, souvent appelées "thérapies de choc" (ou, dans le cas des pays du Sud, "politiques d’ajustement structurel"). Bien entendu, cette doctrine du choc aussi a ses docteurs Folamour.


De Chicago au Chili


Le plus accompli d’entre eux est feu le "Doctor Shock " Milton Friedman. Son dogme central est la liberté des marchés. C’est par le marché libre que les citoyens pourront affirmer leur liberté individuelle de consommateurs. Cette liberté doit donc être la plus pure, la plus complète. Mais Friedman et ses Chicago Boys voient de nombreuses interférences gouvernementales qui portent atteinte à cette liberté. Parmi celles-ci, les salaires minimums et les politiques visant à élargir l’accès à l’éducation. Autant de mesures caractéristiques d’une politique keynésienne. Comme l’écrit l’auteur, "the mission of the Chicago School was thus one of purification - stripping the market of these interruptions so that the free market could sing" ("la mission de l’Ecole de Chicago était donc une mission de purification – dépouiller le marché de ces interruptions de façon à laisser s’exprimer le marché libre"). A ce titre, le grand ennemi de cette Ecole, ce sont les keynésiens. Leur pensée, qui inspire le modeste Welfare State des Etats-Unis, la social-démocratie européenne et les expériences développementalistes dans le Tiers-monde, est, selon Friedman, la source de tous les maux. Mais l’économiste et ses Chicago Boys attendent une occasion – un choc – pour se lancer dans l’application de son dogme. Et c’est le tandem Richard Nixon – Henry Kissinger qui leur offrira le choc en question en ouvrant la porte au putsch militaire au Chili.


Le coup d’état du 11 septembre 1973 contre le gouvernement de Salvador Allende – "the first concrete victory in the Chicago School campaign to seize back the gains that had been won under developmentalism and Keynesianism" ("la première victoire concrète dans la campagne pour frapper dans le dos les acquis du développementalisme et du keynésianisme") - créa le climat autoritaire nécessaire pour permettre aux friedmaniens d’imposer leur conception de la liberté. Durant la période qui a précédé le coup d’état, les milieux d’affaires ont créé une structure chargée d’élaborer un programme économique qui serait appliqué après le renversement d’Allende. On fit appel à des Chicago Boys, dont Sergio de Castro. Après le putsch, le général Pinochet nomme immédiatement certains de ces "Boys", dont de Castro, comme conseillers économiques. Friedman se rendra lui-même au Chili en mars 1975 où il sera acclamé par la presse contrôlée par le régime comme "le gourou du nouvel ordre ". Immédiatement après cette visite, Pinochet nomme de Castro ministre de l’Economie. Celui-ci deviendra ensuite ministre des Finances. Il pourra d’autant mieux appliquer l’utopie d’un marché parfaitement libre.


L’expérience néolibérale au Chili entraînera un appauvrissement de la population. Naomi Klein démonte ce qu’elle appelle "le mythe du miracle chilien", colporté entre autres par le New York Times et le Washington Post à l’occasion du décès du dictateur en décembre 2006. Elle souligne aussi que l’économie chilienne soumise à cette expérience présente un schéma qui sera répété sans cesse dans d’autres pays : bulle spéculative, inégalités monstrueuses, exclusion de près de la moitié de la population de l’économie, profits gigantesques, consumérisme frénétique, corruption, capitalisme de copinage ("cronyism"), décimation de l’économie nationale, privatisation des bénéfices et collectivisation des pertes. Dès 1973, une expérimentation comparable démarre au Brésil, où Friedman a aussi voyagé, et en Uruguay. En 1976, c’est en Argentine qu’elle débute, suivant là aussi les traces de bottes des militaires. Comme le souligne l’auteur de "No Logo", le coup d’état au Chili présente les caractéristiques de trois formes distinctes de choc : celui du putsch proprement dit, mais aussi celui du "traitement de choc" néolibéral de Friedman et celui de la torture pratiquée par le pouvoir autoritaire et enseignée dans les programmes de formation de la CIA dispensés aux polices et aux armées d’Amérique latine.


La torture : "une métaphore de la logique sous-jacente à la doctrine du choc"


A propos de la torture, Klein souligne qu’elle fut "a silent partner in the global free-market crusade"("un partenaire silencieux dans la croisade globale pour le marché libre"), ajoutant qu’elle est aussi "a metaphor of the shock doctrine's underlying logic" ("une métaphore de la logique sous-jacente à la doctrine du choc"). C’est à ce titre qu’elle nous parle d’un autre "Doctor Shock", Ewen Cameron. Psychiatre, directeur de l’Allan Memorial Institute de l’Université McGill (Canada), il a reçu dans les années 50 des fonds de la CIA pour se livrer à des expériences sur ses patients, les maintenant endormis et en isolation durant des semaines, puis leur administrant d’énormes doses d’électrochocs et des cocktails de drogues, dont le LSD et le PCP. Cameron a joué un rôle central dans le développement des techniques de torture pratiquées par les USA. En 1988, suite à des révélations, la CIA a rendu public un manuel de torture daté de 1963, intitulé "Kubark Counterintelligence Interrogation". En page 88 de ce manuel, il est fait référence explicitement aux expériences de l’Université McGill. Une version mise à jour a également été rendue consultable : elle datait de 1983 et concernait spécifiquement l’Amérique latine. Naomi Klein : "Like the free-market economists who are convinced that only a large-scale disaster - a great unmaking - can prepare the ground for their 'reforms', Cameron believed that by inflicting an array of shocks to the human brain, he could unmake and erase faulty minds, then rebuild new personalities on that ever-elusive clean slate" ("Comme les économistes partisans du marché libre, écrit Klein, qui sont convaincus que seul un désastre à grande échelle – une grande destruction – peut préparer le terrain pour leurs ‘réformes’, Cameron croyait qu’en infligeant un ensemble de chocs au cerveau humain, il pouvait défaire et effacer les esprits erronés, puis reconstruire de nouvelles personnalités, comme sur une ardoise propre, toujours fuyante").


Angleterre : la doctrine du choc dans le cadre d’une démocratie


Mais comment imposer une politique conforme aux dogmes friedmaniens dans le cadre d’institutions démocratiques ? Cette question préoccupait Margaret Thatcher au début des années 80. Bien que grande admiratrice des recettes pratiquées au Chili, elle se rendait compte que les adopter dans une Angleterre keynésienne et démocratique requérait un autre type de choc qu’un putsch militaire. Pourquoi pas une guerre ? Ce sont précisément les généraux argentins qui vont lui offrir l’occasion. Le 2 avril 1982, ils envahissent les Malouines, reliquat sans importance stratégique du colonialisme britannique. Une campagne de reconquête est lancée, qui durera onze semaines et portera – détail révélateur – le nom de code "Operation Corporate". Comme le souligne Klein, si la bataille fut insignifiante du point de vue militaire et stratégique, elle provoqua une énorme hystérie nationaliste et donna à Thatcher la force politique dont elle avait besoin pour imposer un bouleversement radical. En effet, le rôle de chef de guerre qu’elle endossa lui attribua une énorme légitimité politique, dont elle se servira en 1984-85 pour écraser la grève des mineurs. Klein reprend ses célèbres propos : "We had to fight the enemy without in the Falklands and now we have to fight the enemy within, which is much more difficult but just as dangerous to liberty" ("Nous avons dû combattre l’ennemi extérieur dans les Malouines. Maintenant, nous devons combattre l’ennemi intérieur, beaucoup plus difficile, mais tout aussi dangereux pour la liberté"). Ce fut en effet une véritable guerre que Thatcher mena : confrontations physiques de la police avec les mineurs, surveillances barbouzardes des dirigeants syndicaux (en premier lieu son président Arthur Scargill) comme les mises sur écoute de leurs téléphones, de leurs domiciles et des Fish and Chips qu’ils fréquentent, sans oublier l’infiltration des syndicats avec des agents et des informateurs … Finalement, poussant les mineurs dans leurs ultimes retranchements, elle remporta cette guerre et brisa le plus important syndicat de Grande-Bretagne, ce qui était un message envoyé aux autres. La guerre des Malouines fut le choc qui rendit cette victoire possible comme l’application de la suite de son agenda : "Between 1984 and 1985, the government privatized, among others, British Telecom, British Gas, British Airways, British Airport Authority and British Steel, while it sold its shares in British Petroleum" ("Entre 1984 et 1988, écrit Naomi Klein, le gouvernement privatisa, entre autres, British Telecom, British Gas, British Airways, British Airport Authority et British Steel, tandis qu’il vendit ses parts dans British Petroleum"). Bref, Thatcher montra qu’il était possible d’imposer le programme des Chicago Boys sans dictature militaire. Avec le choc d’une guerre.


De la crise de la dette à l’ouragan Katrina


D’autres chocs sont abordés par Klein. Celui de la crise de la dette des pays du Sud dans les années 80. Durant la décennie précédente, nombre de pays du Sud, souvent dirigés par des dictatures soutenues par l’Occident, avaient emprunté d’énormes sommes d’argent aux banques à des taux d’intérêt alignés sur les taux américains, c’est-à-dire très bas. Mais la Federal Reserve Bank décida de les relever. Ce qui a plongé les pays du Sud dans l’impossibilité de rembourser. Ce fut la crise de la dette. La Banque mondiale (BM) et le FMI profitèrent de l’occasion offerte par ce choc pour octroyer des prêts aux pays du Sud, à condition que ceux-ci acceptent certaines conditions. Ils durent donc mener des "politiques d’ajustement structurel" qui consistaient à couper dans leurs dépenses sociales, privatiser leurs services publics, mettre l’accent sur l’exportation plutôt que sur la satisfaction des besoins de leur population et ouvrir leurs économies à la prédation du capital international. Bref, les recettes de l’Ecole de Chicago. Ces politiques eurent des conséquences létales. Naomi Klein note aussi que la colonisation de la BM et du FMI par les Chicago Boys fut un processus officieux. Il fut officialisé en 1989, lorsque fut proclamé le "Consensus de Washington", qui reprenait en dix points les recettes friedmaniennes. Ce consensus fut appliqué dans les pays du Sud, mais aussi dans ceux d’Europe de l’Est. Les réformes économiques dans la Pologne et la Russie des années 90 sont passées au crible, comme celles en Afrique du Sud à partir de 1994.


Parmi les chocs traités par Naomi Klein en figure un plus récent encore : l’agression de 2003 contre l’Irak. Il y a d’abord le choc de l’invasion, d’une extrême violence. Puis celui du traitement de choc néolibéral appliqué sous la Coalition Provisional Authority (CPA) de Paul Bremer. Mais aussi le choc de la torture et des escadrons de la mort. Naomi Klein analyse aussi ce qu’elle appelle le "Corporatist State" américain et certains des réseaux de pouvoir qui le traversent, impliquant, pour ne citer qu’eux, Richard Perle, Bruce Jackson, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, George Shultz, James Baker et même Henry Kissinger. Sans oublier, puisque c’est un état "corporatist ", Lockheed Martin, Boeing, Northrop Grumman, Halliburton, Kissinger Associates, Bechtel, Trireme, le groupe Carlyle, …


Les chocs peuvent donc être complètement montés. C’est le cas du coup d’état du 11 septembre 1973 au Chili. D’autres, par contre, sont de merveilleuses aubaines. C’est le cas du Tsunami de 2004 et de l’ouragan Katrina qui a ravagé La Nouvelle Orléans en 2005. Klein reprend ce qu’avait écrit Milton Friedman, quelques mois après cette catastrophe, dans le Wall Street Journal du 5 décembre 2005 : "This is a tragedy. It is also an opportunity to radically reform the educationnal system" ("Ceci est une tragédie. C’est aussi une opportunité pour réformer radicalement le système scolaire"), c’est-à-dire le privatiser. Durant les 19 mois qui ont suivi l’ouragan, le système d’enseignement public a été presque entièrement remplacé par un système de "charter schools" dirigées par des entités privées. Une étape supplémentaire dans l’application de la doctrine du choc aux Etats-Unis, application qui avait commencé dès les années Reagan, mais qui s’est accélérée grâce à des chocs comme les attentats du 11 septembre 2001.


"L’histoire secrète du marché libre"


On peut noter que cette doctrine du choc est révélatrice du manque de légitimité de l’entreprise friedmanienne. S’il est nécessaire de profiter de l’état de panique ou du traumatisme d’une population pour imposer une politique de démantèlement des services sociaux, de privatisation des services publics, de fiscalité en faveur des riches et de suppression du contrôle sur les conditions de travail, de précarisation de nombreuses personnes, c’est parce que de telles mesures sont profondément impopulaires. Le néolibéralisme ne peut s’imposer qu’au mépris de la démocratie et de la souveraineté. En utilisant le choc.


L’ouvrage de Naomi Klein passe en revue les dernières décennies de l’histoire du capitalisme. Il compile une série de faits terrifiants et offre un cadrage indispensable. Mais il peut être remis dans une perspective plus large. Après tout, c’est depuis longtemps que le capitalisme a besoin de chocs pour s’imposer : notamment la famine des années 1845-50 en Irlande et le colonialisme ( la colonisation du Congo par Léopold II en est un exemple presque trop voyant ). Des chocs dont l'effet fut aussi létal. Il serait intéressant d’analyser ce en quoi il y a rupture entre la période traitée par l’ouvrage et les précédentes phases de l’histoire du capitalisme, et ce en quoi il y a au contraire continuité. Le livre n’en est pas moins remarquable et passionnant. Il porte un éclairage des plus pertinents sur "l’histoire secrète du marché libre" de ces dernières décennies et sur le sceau d'infâmie qui accompagne cette histoire.

Publié dans geostrategy

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